Le Kesrouan-Ftouh, un caza symbole pour le débat intermaronite
Le Kesrouan-Ftouh, un caza symbole pour le débat intermaronite
Pour un observateur qui voudrait percevoir les batailles électorales sous un angle exclusivement chrétien, voire maronite, le Kesrouan-Ftouh représente incontestablement une circonscription symbole à plus d'un égard. Non pas tant parce qu'elle est située au cœur du « pays chrétien », mais plutôt parce que avec ses cinq députés tous maronites, elle représente la plus grande et la plus importante circonscription exclusivement maronite aussi bien en termes de nombre de sièges qu'au niveau du profil de l'électorat. À titre de comparaison - uniquement numérique -, les deux autres circonscriptions maronites du pays comptent trois députés (Zghorta) et deux députés (Becharré et Batroun). En outre, avec ses 88 000 électeurs (en 2009) comprenant plus de 90 pour cent de maronites, le Kesrouan-Ftouh constitue l'une des rares circonscriptions chrétiennes non soumises aux aléas du vote d'une communauté minoritaire ou d'un vote pluricommunautaire, comme c'est le cas à Jbeil et Baabda (où la minorité chiite peut faire pencher la balance) ou au Metn-Nord et Beyrouth I (où l'électorat chrétien est réparti entre diverses communautés).
Mais bien au-delà des chiffres, le Kesrouan-Ftouh est également un symbole parce qu'il est le siège du patriarcat maronite, sans compter que le cardinal Nasrallah Sfeir est originaire de la région et fait partie d'une des grandes familles du Kesrouan.
« Familles » : un mot-clé qui caractérise largement cette circonscription. Car, à l'instar d'ailleurs d'autres régions du pays, le paysage « politique » de ce caza (les guillemets de réserve sont, ici, de mise) est marqué dans une large mesure de l'empreinte des grandes familles. À tel point que parfois, le paramètre familial prend le dessus sur les choix politiques - au sens large du terme - d'autant qu'il s'accompagne d'un clientélisme et d'un trafic de services ou d'influence pratiqué à grande échelle. Il en résulte un vote souvent apolitique, les considérations familiales, clientélistes ou purement locales (au niveau du village) l'emportant, le jour du scrutin, sur les grandes options politiques portant sur des choix de base et des constantes nationales.
Ce scrutin de 2009 se caractérise, pourtant, incontestablement par un bras de fer entre deux orientations géopolitiques aux antipodes l'une de l'autre. Et sur ce plan, le Kesrouan-Ftouh présente, plus que tout autre, un paradoxe sans précédent : la bataille dans cette circonscription porte sur de grands choix mettant en jeu le devenir du pays et les constantes historiques chrétiennes, alors que le comportement d'une partie non négligeable de l'électorat risque d'être dicté par de petits calculs clientélistes et « kesrouanais ». De petits calculs qui sont incompatibles avec l'enjeu du scrutin. Compte tenu des spécificités maronites et patriarcales du Kesrouan-Ftouh, la question sur ce plan est en effet de savoir si, malgré les considérations traditionalistes, l'électorat de ce caza prendra conscience du fait que ce sont la légitimité et la crédibilité de Bkerké, ses options nationales, sa ligne historique qui sont en jeu, du fait de la posture nettement hostile au patriarcat adoptée par le courant aouniste. La grande question qui se pose est également de savoir si l'électorat de cette circonscription est véritablement conscient du fait que l'enjeu de la bataille est de déterminer si un électorat exclusivement maronite désavoue ou non l'alliance stratégique du CPL avec le Hezbollah, et donc s'il avalise ou non un alignement chrétien (et, surtout, maronite) sur l'axe syro-iranien, comme le préconise Michel Aoun.
Les forces en présence
Le profil de la bataille et les alliances des forces en présence seront-ils en phase avec cet enjeu géostratégique ? Il est encore trop tôt pour répondre à une telle interrogation. L'un des principaux pôles du caza, Neemat Georges Frem - grand industriel et homme d'affaires bien connu du public, proche du président Michel Sleiman - déploie en effet d'intenses efforts afin de parvenir à une liste consensuelle et d'éviter ainsi une confrontation trop fiévreuse. Sollicité par divers milieux pour se porter candidat, il ne cache pas qu'il ne se lancera dans l'arène que s'il parvient à faire pencher la balance en faveur du consensus. Or tout consensus implique que le chef du CPL, qui a raflé les cinq sièges de la circonscription en 2005, devrait accepter de céder une part du terrain qu'il a conquis lors du précédent scrutin. Les milieux aounistes se montrent pour l'heure très réservés à ce sujet et affirment que la tendance est au maintien dans la course des cinq députés actuels (Michel Aoun, Neemtallah Abi Nasr, Gilberte Zouein, Farid Élias el-Khazen et Youssef Khalil) ou au changement d'un seul d'entre eux, ce qui diminuerait les possibilités de consensus.
Dans le camp adverse, on se refuse d'abattre ses cartes avant que ne se décantent, dans un sens ou dans l'autre, les démarches de Neemat Frem en vue d'un consensus. Au cas où ces démarches font chou blanc, une liste de confrontation soutenue par le 14 Mars devrait être mise sur pied avec pour noyau de départ Mansour el-Bone et Camille Ziadé, alliés traditionnels. Un problème se pose toutefois au niveau de Camille Ziadé en raison de la volonté du leader des Kataëb, le président Amine Gemayel, de lancer dans la bataille Sejaan Azzi, ce qui aurait pour conséquence directe l'éviction de M. Ziadé du fait que les deux candidats sont originaires du Ftouh. La circonscription du Kesrouan-Ftouh est formée en effet (comme son nom l'indique) des deux régions de Ftouh et du Kesrouan. Le Ftouh englobe, notamment, les secteurs de Dlebta, Ghazir, Qattine, Kfour, jusqu'au littoral de Okaibeh et jusqu'à Yahchouch. Le Kesrouan commence à Jounieh, Ghosta, Zouk Mikaël, jusqu'à Faraya, en passant par les hauteurs de Ajaltoun, Reyfoun, Feytroun, etc.
La zone du Ftouh est traditionnellement représentée par deux députés et le Kesrouan par trois. Mansour el-Bone étant incontournable, le second siège de Ftouh doit donc revenir soit à Camille Ziadé - qui a été élu deux fois, en 1992 et 1996 -, soit à Sejaan Azzi. La détermination du président Gemayel de poser la candidature de ce dernier est accueillie avec perplexité par certains milieux du 14 Mars en raison du fait que M. Ziadé a été l'un des piliers du Rassemblement de Kornet Chehwane et du Rassemblement du Bristol, qu'il est l'un des ténors de la coalition du 14 Mars, sans compter qu'il est très proche de Bkerké et qu'il occupe les fonctions de vice-président du Renouveau démocratique et que, de surcroît, le parti Kataëb pourrait contourner cette difficulté et éviter l'éviction de M. Ziadé en désignant un candidat originaire du Kesrouan (Chaker Salamé ou l'un des fils de l'ancien député Kataëb du Kesrouan, Louis Aboucharaf, à titre d'exemple).
L'heure de la demande de comptes aux députés aounistes
Mais les dés ne sont pas encore jetés, et toutes les éventualités restent ouvertes dans l'attente de l'échéance du 7 avril, date limite pour le dépôt des candidatures. Pour l'heure, toute l'attention des observateurs est axée sur la portée politique de la bataille du Kesrouan. Au niveau de Michel Aoun et des candidats aounistes, le score qu'ils obtiendront permettra de quantifier, indépendamment de la victoire de l'un ou de l'autre camp, l'impact qu'a eu sur l'électorat l'alliance stratégique avec le Hezbollah et l'ouverture du CPL sur Damas et Téhéran. En 2005, Michel Aoun avait obtenu près de 68 pour cent des bulletins exprimés. Pour le chef du CPL, l'enjeu du scrutin du 7 juin est, à l'évidence, de légitimer, d'une part, son nouveau positionnement en faveur du Hezbollah et de l'axe syro-iranien, et, d'autre part, son attitude hostile à la ligne de conduite historique de Bkerké. Le score qu'il obtiendra cette année par rapport à 2005 constituera un indicateur clair de la réaction de l'électorat à un tel positionnement.
Dans le camp du 14 Mars, on ne manque pas de mettre en relief le fait que, pour le CPL, l'enjeu du scrutin du Kesrouan est effectivement d'isoler et de désavouer le patriarche maronite dans son propre fief. D'où la mobilisation initiée par la coalition du 14 Mars qui exhorte les électeurs du caza à défendre la ligne historique de Bkerké ainsi que les constantes chrétiennes (les constantes souverainistes et indépendantistes). Pour le 14 Mars, l'heure de la demande de comptes a sonné. « Les électeurs du Kesrouan ont voté massivement pour Michel Aoun et ses colistiers en 2005 parce qu'ils représentaient à leurs yeux les figures de proue de l'opposition chrétienne de l'époque et du 14 Mars, souligne sur ce plan Camille Ziadé. Ils n'ont pas voté pour Michel Aoun pour qu'il s'allie au Hezbollah. Ils ne lui ont pas accordé leur mandat pour qu'il attaque Bkerké, pour qu'il couvre la guerre de juillet 2006 lancée par le Hezbollah, pour qu'il occupe le centre-ville, pour qu'il se rende en Syrie et en Iran, pour qu'il s'interroge pourquoi l'armée a envoyé à Koussaya l'hélicoptère à bord duquel Samer Hanna a été abattu. »
La dimension politique et hautement symbolique du scrutin du Kesrouan paraît ainsi une évidence dans le contexte présent. Les scores obtenus le 7 juin permettront de savoir si les électeurs de ce caza maronite ont saisi la véritable portée de cette consultation populaire.
(lorientlejour.com)